Actualité
 23/10/2023

Les conséquences d’un droit du travail en délire

Il y a deux semaines, je me suis rendu au Maroc avec 250 entrepreneurs, passionnés de kitesurf et de wingfoil. Entre deux sessions dans le vent et la mer, nous avons échangé et beaucoup travaillé.
 
Ce qui ressortait des conversations avec moi, dès que j’indiquais être un avocat en droit du travail uniquement côté employeurs, c’était le ras-le-bol. Ces entrepreneurs n’en peuvent plus des contraintes multiples, changeantes, et parfois incompréhensibles de cette matière, que je pratique avec jubilation, depuis 35 ans.
C’était tellement tout le temps le même discours que j’en étais assez contrarié.
 
J’ai même rencontré là-bas une entrepreneuse de talent, ayant créé une société de communication, comprenant 80 collaborateurs. Tous en free-lance ! Beaucoup des entrepreneurs présents me disaient aussi vouloir passer, s’ils le pouvaient, l’essentiel de leurs salariés en free-lance. Et dès que je creusais, les réponses fusaient, mais toujours dans le même sens : « c’est trop compliqué » « ils sont trop protégés », « si on fait le mauvais choix, un jour d’un salarié toxique ou pervers, c’est une galère pour des années avant d’arriver à s’en séparer sans parler du cas où ils se font protéger par un mandat de représentant du personnel ou autre », « c’est trop imprévisible dans les nouvelles règles », « c’est trop fluctuant avec la jurisprudence de la Cour de cassation ».
 
Ainsi donc, malgré la loi de « sécurisation de l’emploi » de Monsieur Hollande en 2013, la loi Macron de 2015, les ordonnances Macron de 2017, et le fameux barème, les entrepreneurs de notre pays sont en panique devant ces règles du droit du travail.
 
J’ai essayé de comprendre.
 
Et je parviens à la conclusion suivante : le droit du travail a dépassé sa date limite de consommation. Il est issu d’un empilement sédimentaire de textes dont les plus anciens remontent à la fin du XVIIIe siècle et les plus récents à hier matin.
 
Il y a eu une longue progression pour arriver à obtenir des droits. Et en 1981, on était probablement arrivé à un bon équilibre entre la nécessaire protection des travailleurs par le droit du travail versus la liberté d’entreprendre et le besoin d’agilité des entreprises pour embaucher ou débaucher en fonction de leur situation. A partir de 1981, (il y a 40 ans déjà !) la machine s’est emballée. Il y a d’abord eu la cinquième semaine de congés payés, puis les lois Auroux qui ont donné aux institutions représentatives du personnel (comité d’entreprise, délégués du personnel, délégué syndicaux), des pouvoirs et des protections exorbitants.
 
Et ensuite la fameuse loi Aubry des 35 heures, de triste réputation. Cette loi du 9 janvier 2000, a aujourd’hui 23 ans. 23 ans, c’est une génération entière de travailleurs. Les jeunes qui arrivent sur le marché du travail aujourd’hui et discutent avec leurs aînés, ayant 45 ou 50 ans, ne trouvent autour d’eux que des usagers des 35 heures, et des fameuses RTT, et habitués à la cinquième semaine de congés payés. Quand on fait le compte du nombre de jours travaillés par an, par exemple pour un salarié en forfait jour, on se situe entre 207 et 218 jours selon les conventions collectives. 218/365 c’est pratiquement la moitié d’une année complète.
 
Autrement dit depuis 23 ans, les travailleurs arrivés sur le marché, travaillent à mi-temps. Bien sûr, mon commentaire pourra choquer. Car certains travaillent beaucoup durant leurs 218 jours et parfois trop, sous une intense pression de leur employeur. Mais globalement, le nombre d’heures travaillées en France, n’a cessé de diminuer sur les 50 dernières années. Autrement dit, entre ceux de 23 ans, venant de commencer leur carrière et ceux de 50 ans, entrant dans leur troisième tiers, 80 % des travailleurs français actuels ont perdu le plaisir de l’intensité du travail et donc le goût du travail. Au fond, ils se comportent pour la plupart d’entre eux, comme si le travail était juste un mauvais moment à passer entre la fin des études et la retraite, une activité perturbant leurs loisirs, entre deux périodes de RTT, de congé, de jour férié, ou de week-ends.
 
Et je ne parle pas des arrêts maladie de complaisance que certains dégainent, quand on leur refuse une période de congés payés propice aux billets d’avion à prix réduit…
 
Cette prise de distance avec le travail, de la plus grande masse des travailleurs français actuels, conduit tout naturellement à une désaffection du travail salarié, et un repli sur soi, dans un réflexe de consommateur individualiste. Tous mes clients DRH pleurent, en me parlant de la perte d’engagement des travailleurs, de la baisse d’implication, de leur rejet du dévouement. De mon temps, on appelait ça simplement la conscience professionnelle et la « foi dans la boîte ». Si cela n’existe plus en grande majorité, c’est qu’il y a une raison.
 
À mon sens, elle est essentiellement dû à la baisse du temps de travail. Inconsciemment cela a relégué le travail au second rang des préoccupations des individus. Désormais, le Graal, c’est le sacro-saint « équilibre vie privée, vie professionnelle ». On entend même ça de nouveaux travailleurs entrant sur le marché diplômés à 23 ans ! Ils n’ont jamais fait autre chose que 146 jours d’école par an et beaucoup de vacances scolaires. Mais ils revendiquent cet équilibre, comme si c’était un droit. C’est surréaliste de la part de nouveaux travailleurs n’ayant jamais connu ledit déséquilibre, faute d’avoir déjà travaillé (professionnellement, s’entend).
 
Les autres, les quadras et quinquas, ont rapidement retourné leur veste et adopté la même démarche que leurs tous jeunes collègues. On entend souvent de ces quinquas et quadras là, une phrase faussement philosophique, à visée décomplexante, et permettant de ne pas trop se poser les vraies questions fondamentales du but du travail dans une vie d’humain: « Et si, après, tout, c’était eux (les Millenials) qui avaient raison ? ! »
Après tout, se disent-ils tous depuis une quinzaine d’années, pourquoi reproduire le modèle sacrificiel de nos parents, les boomers, qui se donnaient à fond dans leur boulot, au risque de négliger leur famille, leurs amis et leur vie privée ? Puisque les jeunes aujourd’hui exigent ce type d’équilibre et l’obtiennent sans difficulté, les employeurs étant désemparés par les difficultés d’embauche.
 
Comme dit une publicité sur le recouvrement de créances, ce serait presque drôle, si ce n’était pas si grave. Parce que parmi les humains, il y a ceux qui aiment se faire diriger, connaître leurs horaires de départ et leurs horaires de sortie le soir, et pouvoir partir en congé, en oubliant tout du bureau. Et il y a les autres, ce que j’aime, les entrepreneurs, les courageux, les innovants, ceux qui ne baissent jamais les bras et qui créent, malgré les échecs, qui connaissent des succès avec des hauts et des bas, les angoisses des lancements incertains, et les grands oraux devant des banquiers soupçonneux. Il y a aussi les anges des affaires (prétentieusement appelés « business Angels »), ceux qui ont envie de faire grandir leur entreprise, de répandre un nouveau mode de transport écologique, des dalles de sol recyclées, bref, je parle des entrepreneurs.
 
Et pour moi, entendons-nous bien, les entrepreneurs ne sont pas les énarques, les polytechniciens, les diplômés de grandes écoles de commerce, entrant dans une entreprise et gravissant les échelons politiques pour arriver à la tête de celle-ci. Ils ne sont pas des entrepreneurs, mais juste des gestionnaires, de bonne qualité parfois. Mais ils n’ont jamais donné leur caution personnelle pour sauver leur entreprise, hypothéqué leur maison pour obtenir un découvert bancaire, ni craint pour leur patrimoine familial ou leur revenu, protégés qu’ils sont de toute part par les systèmes des corps administratifs dans lesquelles ils retourneront, s’ils sont énarques, du chômage, assez gras en France, s’ils sont salariés, ou des assurances « perte de mandat », s’ils dirigent une société ou un groupe. Cela ne m’impressionne absolument pas. Car faire 1000 € avec 10 €, c’est du travail. Faire 100 millions d’euros avec 10 millions d’euros, c’est une évidence et ça ne demande aucune transpiration.
 
Pour en revenir donc à ces chefs d’entreprise, ils ont la foi chevillée au corps dans le succès possible qui les amènera à l’étape suivante, où ayant vendu leur première affaire, ils en créeront une nouvelle, puis une nouvelle et encore et encore jusqu’au jour où un AVC les emportera à 75 ans parce qu’ils n’ont jamais su s’arrêter. Et pour cela, je les admire.
 
Car quand j’ai discuté plus profondément avec mes chefs d’entreprise, les pieds dans le sable le soir, après une bonne session de kitesurf, ce qui revenait toujours, c’était le sentiment d’injustice et de déséquilibre total, de la relation humaine, entre un chef d’entreprise fragile, dépendant de son banquier ou de ses investisseurs, susceptible de se faire éjecter en quelques minutes, ou se perdre sa maison hypothéquée comme garantie d’un prêt pro, et, sans aucune protection sociale derrière, et son salarié, lui protégé par la cuirasse du droit du travail, un regard infiniment complaisant de la médecine du travail et de l’inspection du travail, voire complice et de connivence, cuirasse qui devient un blindage s’il a, en plus, le bonheur d’être représentant du personnel.
 
Dans ce cas, contrairement au discours ambiant, la relation est complètement inversée : le salarié protégé, et, même aujourd’hui, le salarié tout court, se trouve en position de force, face au chef d’entreprise. Je ne rentrerai pas dans les détails des affaires que j’ai croisées sur mes 31 dernières années d’avocat. Mais j’ai constaté depuis 20 ans, un détournement progressif et inquiétant, des règles du droit du travail, une instrumentalisation même, au profit des salariés. Pour un oui ou pour un non, ils se déclarent harcelés moralement. Pour une remarque maladroite, ils se déclarent discriminés. Pour un sourire ou un regard, ils se prétendent dans un environnement sexiste. Pour une lenteur ou un silence, ils se déclarent en burn-out ou en bore-out. Pour un rien, ils se disent en stress anxiodepressif réactionnel et se font mettre en arrêt pour maladie professionnelle. Et ils sont alors in-licenciables.
 
En résumé, ce que disent ces chefs d’entreprise est vrai : en 2023, les salariés ont tous les droits, droit à toutes les attentions, droit à toutes les tolérances, droit à toutes les bienveillances, droit à toutes les commisérations, droit à toutes les clémences des institutions judiciaires, administratives ou médicales. Le chef d’entreprise, lui, conçu dans l’inconscient collectif, comme un (grand) capitaliste, mû par rien d’autre que son avidité pour l’argent, n’a pas droit à l’erreur. Il doit se montrer infaillible, ne jamais se tromper sur une règle de droit, ne jamais avoir une baisse de moral, ne jamais avoir de doute, trouver les solutions tout de suite pour tout le monde, mais accepter que Mme Michu se sente patrac ce matin et ne vienne pas travailler, mais bon elle ne va pas aller voir son médecin juste pour ça, donc pas de jour de carence, et il faut lui payer son absence, ne jamais oublier de saluer à l’entrée un de ses salariés, en particulier, les représentants du personnel, etc. etc.
 
Les pieds, dans le sable, heureux d’avoir un peu décroché du quotidien des entrepreneurs, je me disais qu’il y avait de quoi être admiratif vis-à-vis de tous ces chefs d’entreprise. Malgré les difficultés, malgré le droit du travail, malgré les salariés, dont une partie est tellement toxique, et tellement imbuvable, ils étaient là, à continuer à échafauder des plans de développement, des possibilités de fusion ou de regroupement, des développements de nouvelles technologies ou de nouveaux produits révolutionnaires, la promotion de leur numéro 2 « une femme de valeur », ou l’attribution de BSA ou d’actions gratuites à leur personnel, pour leur montrer qu’ils sont aussi « un peu chez eux », sans perdre leur moral, et sans tomber en dépression.
 
Je peux comprendre les critiques sur les grands capitaines d’industrie, qui n’ont de capitaine que le titre, et qui ne savent d’ailleurs pas du tout barrer leur bateau, même si le collectif des N-1, en dessous d’eux, leur apporte le succès. Mais ce n’est pas la vie des entrepreneurs. Et je voudrais dire à tous les salariés ronchons, aigris, et surtout jaloux, qu’ils soit syndiqués ou non, salariés protégés ou non, que si ça leur chante, ils viennent vivre notre vie de chef d’entreprise, ne serait-ce qu’une semaine.
 
Alors, ils repartiront, piteusement et frileusement, se blottir dans le confort, rassurant de leur position de salarié. Et ils comprendront à quel point celle du chef d’entreprise n’est pas enviable, même si certains d’entre eux de temps à autre parviennent à faire fortune. Mais ce n’est jamais par hasard.
 
C’est la raison pour laquelle, pour ma part, j’ai toujours choisi de défendre les employeurs et uniquement les employeurs, parce que je pense qu’ils ont besoin d’être soutenus. Leur vie est loin d’être rose. Et que ce soit la Cour de cassation, ou l’Assemblée nationale, les changements de législation ou d’interprétation, que ces deux institutions leur imposent presque tous les jours sur des choses les touchant concrètement, ne leur facilitent vraiment pas la vie.
 
Ils ont besoin d’être accompagnés par des avocats engagés et dévoués, animés de vraies convictions, et qui jouent dans la même équipe qu’eux, à leurs côtés.
Auteur / crédit : Nicolas Sauvage

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